Les travailleurs augmentés et le droit du travail.
Publié dans : Social CSE n°124 Auteurs : Julien Massillon et Alexandre Barbotin
ChatGPT, exosquelette, intelligence artificielle… Les innovations technologiques réécrivent le rôle de la machine dans le quotidien comme au travail, redéfinissant les tâches mais aussi les capacités humaines. Le droit du travail est-il suffisamment complet pour appréhender ces évolutions ?
Imaginez : des gendarmes et des policiers revêtus d’uniformes au textile intelligent, résistant et thermorégulant, dotés de biocapteurs assurant un suivi en temps réel de leur état physiologique et d’un exosquelette décuplant leurs capacités physiques. Cette image, qui n’est pas sans rappeler Robocop, n’est pas qu’une vue de l’esprit : le législateur veut en faire une réalité à horizon 2030. Ces avancées sont inscrites dans la loi du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur, validée par le Conseil constitutionnel et promulguée par le président de la République.
Les agents publics ne sont pas les seuls concernés par ces (r)évolutions technologiques : la société américaine Three Square Market a par exemple inséré sous la peau de ses salariés une puce pas plus grosse qu’un grain de riz permettant d’ouvrir la porte d’entrée, de se connecter à l’ordinateur ou de commander une boisson au distributeur automatique d’un simple geste.
Sans entrer sous l’épiderme de ses travailleurs, l’usine chinoise Hangzhou Zhongheng Electric a quant à elle mis en œuvre une technique novatrice pour s’assurer d’une production optimisée en posant sur la tête du personnel des capteurs de stress en mesure de déceler des difficultés psychologiques.
Ce type de technologies, encore peu développé en France compte tenu de la protection des libertés fondamentales, gagne néanmoins du terrain et soulève bien des questions. On peut ainsi se demander si le salarié peut refuser de voir ses capacités augmentées au moyen d’appareils technologiques, ou qui serait juridiquement responsable en cas d’accident du travail lié à ces nouvelles technologies : l’employeur, le fabricant, le fournisseur, voire un régime cumulatif des responsabilités ?
Pour répondre à ces interrogations, encore faut-il être au clair sur les notions et les concepts.
Au travers de l’expression « travailleurs augmentés », on désigne le phénomène par lequel les nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle et les nanotechnologies, accroissent les capacités ordinaires des salariés.
L’intelligence artificielle a quant à elle été définie par le Parlement européen comme un logiciel capable, pour un ensemble donné d’objectifs définis par l’être humain, de générer des résultats comme des contenus, des données prédictives, des recommandations ou des décisions ayant une influence sur les environnements avec lesquels l’individu interagit.
L’intelligence artificielle se situe à l’intersection de l’informatique (comprise comme la collecte et le stockage de données et d’algorithmes), de l’électronique (qui correspond à la fourniture de supports matériels de stockage et de circulation de l’information) et des sciences cognitives, dédiées à l’analyse des activités mentales.
Utilisée au bénéfice de l’entreprise, l’intelligence artificielle peut connaître de multiples usages que l’on peut grossièrement distinguer en deux catégories. Dans le premier cas, elle seconde les salariés : c’est ici l’exosquelette qui permet à des séniors de porter de lourdes charges, là-bas le logiciel effectuant un tri des courriels et la vérification automatisée des documents, libérant les agents humains de ces tâches fastidieuses et répétitives. Dans le second cas, elle est mise au service du pouvoir de contrôle de l’employeur, accordant à celui-ci des outils plus précis pour gérer et organiser l’activité en déterminant l’itinéraire le plus efficient d’une tournée de livraison, par exemple, en évaluant la motivation des salariés sur la base de leur productivité horaire, ou encore en se glissant dans l’oreillette des préparateurs de commandes d’un entrepôt pour leur indiquer les tâches à exécuter.
Mais que dit le droit du travail de ces innovations ? Loin d’être silencieux, il comporte des textes et des principes rédigés en des termes génériques, propres à embrasser une large variété de situations.
Ainsi, le recours de l’employeur à l’intelligence artificielle se trouve limité par des lois qui encadrent l’exercice du pouvoir de direction. Tout abus ou excès peut être réprimé. Sur la base de ce principe, il ne fait aucun doute que les juridictions françaises et européennes s’opposeraient, au nom de la protection des droits humains, à ce qu’une entreprise force ses collaborateurs à se faire injecter une puce sous la peau pour activer la porte d’entrée alors que des moyens bien moins intrusifs sont disponibles.
L’employeur conserve en outre une obligation de santé et de sécurité à l’égard des salariés, la représentation élue ayant elle aussi un rôle central dans ce domaine pour faire entendre les besoins du personnel. À ce titre, les nouvelles technologies ne peuvent être utilisées pour dégrader les conditions de travail et contribuer à une déshumanisation des salariés, les reléguant au statut de simples exécutants des directives de la machine.
À cet égard, le droit du travail contribue à ce que la machine reste un « outil » et ne soit pas érigée au rang d’être humain. Parce qu’elle est dénuée de personnalité juridique, l’intelligence artificielle ne peut agir en justice ou invoquer des droits garantis aux salariés. Inversement, elle ne peut pas non plus prendre des décisions réservées à l’employeur, comme le fait de licencier un salarié qui ne donnerait pas suffisamment satisfaction. Quand bien même la rupture du contrat serait motivée par des données fournies par la technologie, la décision de mettre un terme à la relation contractuelle reste une prérogative exclusivement humaine que l’employeur devra suffisamment motiver pour éviter la sanction d’un licenciement abusif. L’exemple de l’entreprise chinoise Fujian NetDragon Websoft, qui a nommé une intelligence artificielle au poste de directeur général, n’est donc pas, a priori, reproductible en France.
Quant à savoir si le refus d’un salarié de travailler avec une intelligence artificielle pourrait justifier son licenciement, il faudrait au préalable déterminer dans quel cadre le salarié exécute ses fonctions. En effet, si l’employeur ne peut pas unilatéralement modifier le contrat de travail, il lui est possible d’influer sur les conditions de travail. Envisageons l’hypothèse d’un communicant chargé de la rédaction de courriers et de discours pour la direction générale. Si son employeur lui intime d’utiliser le logiciel conversationnel ChatGPT, le salarié pourra-t-il légitimement s’y opposer au motif que son contrat de travail ne prévoit pas qu’il soit assisté par une intelligence artificielle dans ses missions ? En d’autres termes, il s’agit d’évaluer si le recours à la technologie nouvelle se borne à une simple évolution des conditions de travail du communicant ou si, au contraire, il conduit à modifier l’essence même du contrat qui le lie à son employeur.
La jurisprudence n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur cette question, mais il ne fait aucun doute que des outils de justice prédictive permettront de dessiner des tendances, quitte, ce faisant, à se tromper sur la solution qui sera effectivement rendue par les juges, la machine ne pouvant se targuer de cerner sans faille toute l’amplitude des tâtonnements humains.
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