Droit de la preuve versus droit au respect de la vie privée : une confrontation qui se confirme.
Publié dans : Revue Expertises n°475, janvier 2022 Auteurs : Alexandre Barbotin
L’arrêt du 10 novembre 2021 de la Cour de cassation (Cass. Soc. 10 novembre 2021, n°20-12263) précise qu’un système de vidéosurveillance initialement mis en œuvre pour assurer la sécurité des biens et des personnes nécessite l’information préalable des salariés et la consultation du CSE si, dans les faits, l’employeur l’utilise aussi pour contrôler l’activité des collaborateurs. L’illicéité résultant de l’absence d’accomplissement de ces formalités et l’atteinte ainsi portée à la vie privée des salariés n’excluent cependant pas d’office les extraits vidéos du débat judiciaire. Sous réserve qu’il soit exercé de manière proportionnée, le droit fondamental de la preuve est en effet susceptible de s’imposer en tout état de cause.
L’utilisation détournée d’un système de vidéosurveillance, même ponctuelle, est illicite…
Une salariée occupant un emploi de caissière dans une pharmacie a fait l’objet d’un licenciement pour faute grave. A l’appui de la mesure, l’employeur alléguait de diverses irrégularités de caisse commises par l’intéressée. Dans le cadre du contentieux social initié par cette dernière en contestation de cette rupture, l’employeur a produit des extraits du système de vidéosurveillance installé initialement dans la pharmacie pour assurer la sécurité des biens et des personnes.
La vidéosurveillance a donc été utilisée à une fin pour laquelle elle n’avait pas été déclarée : la surveillance de l’activité des salariés. Or, au-delà des démarches attachées au traitement des données personnelles imposées par la loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978, déployant en France le RGPD, il est utile de rappeler que l’article L. 1222-4 du code du travail, prolongeant le principe de bonne foi dans l’exécution du contrat de travail, dispose que : « Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance ». Le comité social et économique (CSE), quant à lui, doit, selon les termes de l’article L. 2312-38 du code du travail, être : « informé et consulté, préalablement à la décision de mise en œuvre dans l’entreprise, sur les moyens ou les techniques permettant un contrôle de l’activité des salariés ».
Ces démarches préalables n’ayant pas été réalisées par l’employeur au cas d’espèce, il semblait assez aisé de conclure à l’illicéité des extraits vidéos comme mode de preuve. La Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion avait néanmoins pris un peu de distance avec les textes de loi en considérant que la preuve vidéo pouvait être examinée au motif que le système de captation n’avait pas eu originellement pour objectif de surveiller l’activité des salariés, mais seulement d’assurer la sécurité des biens et des personnes. À suivre les juges d’appel, il aurait donc fallu opérer une forme de gradation des usages du système en cause pour apprécier la recevabilité des captations. Et pour peu qu’il eût été déclaré pour sa finalité première, à savoir la protection des biens et des personnes, tous les enregistrements eurent été licites, y compris ceux utilisés afin d’incriminer incidemment la salariée.
La Cour de cassation a censuré la Cour d’appel sur ce point en indiquant que le système de vidéosurveillance aurait aussi dû faire l’objet des informations et consultation légales pour être utilisé de façon licite à des fins de recueil et d’exploitation des informations personnelles de la salariée licenciée. La solution semble logique dans la mesure où : « il n’appartient pas au juge de distinguer là où la loi ne distingue pas » (Cass. Soc. 22 octobre 1996, n°94-43319). Il fallait donc s’en tenir à la loi et réaliser toutes les démarches préalables nécessitées par les différents usages potentiels du système de vidéosurveillance, quelles que soient leur fréquence ou variabilité.
…illicite ne veut pas dire irrecevable devant le juge !
Cette appréciation, aussi légaliste que pragmatique, a conduit la Cour de cassation à trancher une seconde question : l’employeur pouvait-il se prévaloir à l’appui du licenciement querellé d’une captation vidéo illicite en ce qu’elle émanait d’un système d’enregistrement qui n’avait pas été dument présenté à la salariée, ni aux représentants du personnel ?
Oui a répondu la Cour de cassation, sous réserve d’un contrôle de proportionnalité de la production litigieuse. C’est ainsi que l’illicéité d’un moyen de preuve (ici des enregistrements vidéo) n’entraîne pas son rejet automatique des débats. Il appartiendra au juge d’apprécier si la communication de la pièce porte ou non atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle et le droit de la preuve. Et l’atteinte à la vie personnelle du salarié sera tolérée par le juge à condition que la production soit indispensable à l’exercice du droit de la preuve et que cette atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Le caractère fondamental du droit de la preuve est ainsi affirmé une nouvelle fois par la Cour de cassation. Cela signifie qu’il doit être regardé comme un droit ayant la même valeur normative que le droit au respect de la vie privée. Cet arrêt, qui traduit la volonté de la haute juridiction de libéraliser le droit de la preuve en matière sociale, s’inscrit dans une mouvance jurisprudentielle initiée depuis 2020. Dans le cadre de l’arrêt Facebook (Cass. Soc. 30 septembre 2020, n°19-12058, Expertises n°462, novembre 2020, p. 395), la Cour de cassation a tout d’abord admis qu’il puisse être porté atteinte à la vie privée par un moyen de preuve, mais celui-ci obtenu de manière loyale, et donc licite. L’arrêt Manfrini (Cass. Soc. 25 novembre 2020, n°17-19523) est allé plus loin en admettant, sous la condition de proportionnalité vue précédemment, la recevabilité d’un moyen de preuve illicite, à savoir un fichier de collecte d’adresses IP non déclarées à la CNIL en violation de la loi « Informatique et Liberté » du 6 janvier 1978.
Last but not least : l’examen de la proportionnalité du recours au moyen de preuve illicite.
Restera donc au juge à effectuer le délicat contrôle de la proportionnalité de la production dans le cadre du procès social d’un moyen de preuve illicite. L’usage ponctuel, par exemple la production d’une séquence vidéo unique et non de plusieurs sur une période étendue, et le caractère indispensable du moyen preuve litigieux, lorsque les faits ne peuvent notamment être prouvés par aucun autre moyen, peuvent constituer des clés de lecture intéressantes, telles que le suggérait le rapport de Madame Mariette, conseiller doyen, établi dans la perspective de l’arrêt commenté. La décision « Facebook » avait aussi souligné, comme éléments appuyant la recevabilité du moyen de preuve, les précautions prises par l’employeur dans l’administration de ce dernier dans le cadre du procès : « l’employeur s’était borné à produire la photographie de la future collection de la société publiée par l’intéressée sur son compte Facebook et le profil professionnel de certains de ses « amis » travaillant dans le même secteur d’activité et […] il n’avait fait procéder à un constat d’huissier que pour contrecarrer la contestation de la salariée quant à l’identité du titulaire du compte ».
Tout sera donc affaire de mesure si l’employeur souhaite passer avec succès le contrôle de proportionnalité. Il est prévisible que cet examen soit source d’une grande variabilité dans les décisions à venir et expose les parties à un aléa, qui bien que déjà inhérent à toute procédure judiciaire, demeure inconfortable… Aussi, même dans cette tendance de libéralisation de la preuve en droit social, naturellement bien accueillie en défense, la prudence, et la perspective d’une débat sinueux sur la notion de proportionnalité, commandent encore de privilégier la prévention. Celle-ci impliquera de se saisir du sujet de la conformité des systèmes susceptibles de collecter les informations personnelles des salariés dans l’entreprise.
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