L’enquête interne en entreprise : nos conseils pour investiguer dans les règles de l’art.
Auteurs : Alexandre Barbotin et Julien Massillon
En entreprise, l’enquête interne n’a pas toujours la visibilité qu’elle mérite, alors même qu’elle constitue un maillon essentiel de la prévention et de la gestion des conflits.
Les situations qui peuvent justifier son déclenchement sont multiples : alertes du CSE pour atteinte aux droits des personnes, signaux inquiétants sur un danger grave et imminent, accidents du travail, dénonciations de harcèlement ou de discrimination… Pour autant, à l’inverse d’autres sujets bien balisés par le code du travail, aucune disposition légale précise ne vient encadrer la manière de mener une telle investigation.
Cette absence de règles codifiées oblige à s’en remettre aux obligations générales de l’employeur – au premier rang desquelles figure l’obligation de sécurité – et à une jurisprudence de plus en plus dense. Car dans bien des cas, le juge sanctionne sévèrement tout manquement à la « mise au clair » des faits dénoncés : un employeur qui refuserait d’enquêter sur un harcèlement dont il aurait entendu parler, même de façon informelle, pourrait être reconnu fautif. Inversement, l’investigation ne peut pas se transformer en traque débridée. C’est un exercice d’équilibre, entre exigence de probité et respect des droits fondamentaux des personnes entendues.
Le CSE se trouve souvent en première ligne.
Lorsque celui-ci signale un comportement susceptible de porter atteinte à la santé ou aux libertés individuelles d’un·e salarié·e, l’employeur doit aussitôt diligenter une enquête conjointe avec le membre du CSE à l’origine de l’alerte. Au même titre, si la représentation du personnel constate un danger grave et imminent, l’enquête est obligatoire et doit donner lieu à des mesures correctives immédiates, pour écarter le risque dénoncé. Les cas d’accident grave du travail, eux aussi, doivent entraîner très vite le déplacement d’une délégation composée d’au moins une personne élue et d’un représentant de l’employeur sur les lieux de l’incident. L’enjeu : comprendre la cause de l’accident et empêcher qu’il ne se reproduise.
On voit ainsi se dégager un rôle pivot pour les élu·es, tant dans l’alerte que dans la participation à l’investigation. Il leur appartient d’agir au plus près du terrain, de recueillir les premières informations, de faire valoir les interrogations des salarié·es. Surtout, leur contribution légitime la démarche : pour qu’une enquête interne porte ses fruits, chaque personne doit se sentir en confiance et libre de s’exprimer, sans crainte de représailles. Or, cette confiance est d’autant plus fragile que les faits dénoncés sont sensibles. Les accusations de harcèlement, de discrimination ou de violences, par exemple, suscitent souvent une forme de tension ou de malaise dans l’équipe.
L’employeur, de son côté, n’a pas le loisir d’ignorer ces signaux.
C’est un point que la Cour de cassation réaffirme régulièrement : dès lors qu’il a connaissance, ne serait-ce que par un témoignage informel, d’éventuelles situations de harcèlement moral ou sexuel, l’employeur doit s’emparer du problème. Généralement, cela prend la forme d’auditions menées par un responsable des ressources humaines ou par un tiers, parfois extérieur à l’entreprise, pour garantir l’impartialité de la démarche. Cette notion d’impartialité est cruciale : si l’enquête est confiée à l’un des protagonistes du conflit, ou à un hiérarchique très impliqué dans l’affaire, son objet perd immédiatement en crédibilité et en sérénité.
Au cours de l’enquête, toutes les parties prenantes sont tenues de continuer à respecter la vie privée et le droit à la protection des données personnelles. Par conséquent, si des échanges de type messages instantanés, captures d’écran ou correspondances internes sont susceptibles d’établir la matérialité de faits illicites, il convient de s’assurer que leur utilisation ne porte pas d’atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la personne concernée. Depuis peu, la jurisprudence admet la possibilité d’employer certains éléments obtenus de façon « litigieuse » si aucune autre preuve n’est disponible. Mais cette tolérance reste entourée de précautions : il faut que la preuve ainsi collectée soit indispensable et qu’elle ne contrevienne pas à des libertés essentielles.
Dans cette quête de la bonne méthode, la question du « qui entend qui » se révèle également épineuse. Faut-il convoquer tous les collègues du service ou se limiter à un noyau pertinent de témoins ? Recueillir leurs propos dans des conditions strictement confidentielles ? La loi ne prévoit aucune formalité particulière, hormis celle, dans certains cas précis, de mener l’enquête de façon conjointe avec un membre du CSE. Cela laisse une grande marge de manœuvre à l’employeur, qu’il peut choisir de combler en rédigeant une « charte » d’enquête interne ou un accord d’entreprise détaillant la procédure et les droits de chacun.
Au-delà du constat, on attend des suites concrètes.
L’enquête interne débouche souvent sur des recommandations : changement d’affectation pour éviter les conflits, mise à jour du document unique d’évaluation des risques, séance de formation ou rappel à l’ordre collectif. Si la faute est avérée, l’employeur peut – et doit – envisager une sanction disciplinaire, licenciement compris en cas de faits graves. Sur ce point, il faut respecter les délais légaux : la procédure disciplinaire doit être déclenchée dans les deux mois suivant la « découverte » des faits reprochés. L’enquête interne, qui permet d’établir clairement la nature et l’étendue des agissements, peut justifier que ce compte à rebours commence à courir seulement au moment où son rapport final est remis.
Enfin, on ne saurait négliger la question du rapport d’enquête lui-même, qui suscite bien des convoitises en cas de litige. Doit-on le communiquer à la personne visée par le signalement ? Le transmettre à tout le service, ou à l’ensemble des élus ? Les textes restent silencieux et les tribunaux, saisis de telles demandes en référé, regardent surtout si cette communication est strictement nécessaire à l’exercice de la défense. En règle générale, l’employeur veille à informer a minima l’auteur de l’alerte des conclusions de l’enquête et des mesures prises, pour garantir une certaine transparence. Quant à la personne mise en cause, elle aura tout loisir de discuter du contenu du rapport si un procès s’engage et si ce document est versé aux débats.
À l’heure où la prévention des risques et la défense des droits fondamentaux constituent un enjeu crucial de la vie en entreprise, la conduite d’une enquête interne se rapproche d’un art subtil : entendre sans juger, établir des faits sans violer la vie privée, évaluer sans se muer en arbitre unique. C’est une démarche qui exige rigueur, méthode et sens de la confidentialité. S’appuyer sur des personnes référentes (qu’il s’agisse du CSE, du service RH ou d’un conseil extérieur) est souvent la meilleure voie pour éviter les écueils, asseoir la crédibilité des conclusions et, in fine, préserver la confiance collective au sein de l’entreprise.
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